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Le propriétaire d’un terrain ayant accueilli une ICPE peut être tenu à sa dépollution sur le fondement de la loi « Déchets »

par | 27 Juil 2011

déchets,polices,icpe,wattelez,concours de polices,pouvoirs du maire,injonction,directiveDans un intéressant et important arrêt du 26 juillet 2011, le Conseil d’Etat vient d’enrichir une jurisprudence déjà complexe et nourrie s’agissant de la coordination des législations « ICPE » et « Déchets ». Il implique que le propriétaire d’un terrain ayant accueilli une ICPE puisse être tenu à sa dépollution sur le fondement de la loi « Déchets ». Les effets dominos de cette décision risquent d’être nombreux.

Plus classiquement, cet arrêt permet de préciser la différence entre les notions de ‘propriétaire’ et de ‘détenteur’, au regard de l’obligation d’élimination des déchets. Le propriétaire ayant fait preuve de négligence à l’égard d’abandon de déchets sur son terrain, est responsable de leur élimination (CE, 26 juillet 2011, Commune du PALAIS-SUR-VIENNE, req. n° 328.651).

L’arrêt du Conseil d’État du 26 juillet 2011, Commune du PALAIS-SUR-VIENNE, comporte un certain nombre de points tout à fait intéressants en matière de droit des déchets et des ICPE.

1 – Les législations ICPE et Déchets peuvent s’appliquer successivement (voir concurremment) sur un même site

L’arrêt du Conseil d’État n’est pas très explicite sur ce point, pourtant essentiel, puisqu’il n’aborde pas du tout la question de la législation des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE).

Cependant, de manière indirecte mais nécessaire, on peut présumer que le site objet du litige (et plus spécifiquement d’une injonction d’élimination de déchets adressée par le maire du PALAIS-SUR-VIENNE à la société WATTELEZ) avait précédemment accueilli une installation relevant de la législation des ICPE (« usine de régénération de caoutchouc »).

La Cour Administrative d’Appel de BORDEAUX avait, quant à elle, jugé dans son arrêt du 6 avril 2009 (08BX00315) que : « ces pneumatiques sont devenus des déchets à la suite de leur abandon », ce que semble confirmer le Conseil d’État dans son arrêt du 26 juillet 2011.

En effet, il ressort de l’historique du dossier que la société WATTELEZ exploitait initialement une usine de régénération de caoutchouc, et qu’elle a vendu son fonds de commerce, ainsi que son stock de marchandises et de matière première, à une société EURECA, en 1989. Cette dernière société ayant été mise en liquidation en 1991, elle a cessé son activité et laissé sur le terrain, restant la propriété de la société WATTELEZ et des consorts WATTELEZ, plusieurs milliers de tonnes de pneumatiques usagés.

C’est le dernier exploitant qui est redevable des obligations de remise en état au titre de la législation des ICPE. Or, en l’espèce, le dernier exploitant (société EURECA) avait été mis en liquidation il y a près de 20 ans, de sorte que le site était « orphelin » sur le fondement de la législation ICPE.

Cette circonstance peut expliquer pourquoi le Conseil d’État valide le basculement de la législation des ICPE vers celle des Déchets. Une fois de plus, on y décèle une application pragmatique du droit.

La circonstance que les pneumatiques soient restés sur le site pendant de très nombreuses années à la suite de cette cessation d’activité permet, dans cette espèce, de faire application de la législation des déchets au lieu et place de celle des ICPE.

Une autre circonstance permet de justifier l’application de la loi « Déchets » (articles L. 541-1 et s. du Code de l’environnement) : ce n’est pas le sous-sol qui est pollué mais uniquement le « sur-sol », encombré par des matériaux (qualifiés de déchets).

En effet, seuls les sols (in situ), y compris les sols pollués non excavés et les bâtiments reliés au sol de manière permanente sont exclus du champ d’application de la directive Cadre Déchets 2008/98/CE du 19 novembre 2008 (afin de neutraliser les effets de l’arrêt Van de Walle de la CJCE du 7 septembre 2004 qui disait le contraire). A contrario, la directive Déchet n’écarte pas de son champ d’application les autres résidus d’exploitation d’ICPE, tels que les cuves, les matériaux stockés sur le sol etc…

Dès lors qu’un déchet est une substance dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire (article 3 de la Directive 2008/98/CE), des pneumatiques abandonnés sur un terrain répondent à la définition de déchet, quand bien même ils résultent de l’activité d’une ICPE.

C’est peut-être là l’intérêt majeur de cet arrêt du Conseil d’État, Commune du PALAIS-SUR-VIENNE, qui valide une possibilité d’appliquer successivement (ou concurremment) les législations ICPE et Déchets sur un même site, en cas de disparition de la personne morale tenue aux obligations de remise en état au titre de la législation des ICPE.

De cette façon, l’autorité administrative conserve la possibilité d’obliger le « détenteur » des déchets provenant d’une ex ICPE (à l’exception des terres polluées) à en assurer l’élimination.

Cette décision valide en quelque sorte le passage de la responsabilité de l’exploitant de l’ICPE à celle du gardien des déchets. Il est cependant regrettable que le Conseil d’état n’ait abordé cette question que de manière indirecte, tant la question de l’indépendance des polices administratives est importante en droit public.

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2 – Un maire peut faire usage de ses pouvoirs en matière d’élimination de déchets pour obtenir la dépollution d’un terrain ayant accueilli une ICPE

Le Conseil d’État valide plus classiquement la décision prise par le maire de la Commune du PALAIS-SUR-VIENNE mettant en demeure la société WATTELEZ et les consorts WATTELEZ d’assurer l’élimination des déchets se trouvant sur leur propriété, faute de quoi ils seraient éliminés d’office à leurs frais.

La question de l’autorité compétente en matière de droit des déchets a longuement été débattue. Aux termes de la jurisprudence la plus récente (article L.541-3 C. Env et CE, 11 janvier 2007, Barbazanges Tri Ouest, 287674), le maire est bien compétent pour exercer les pouvoirs liés à la police des déchets. Le Préfet est, quant à lui, compétent seulement en cas de carence du maire.

Tel n’est pas le cas en matière de législation des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) : dans ce cas, c’est le Préfet qui est seul compétent.

En l’espèce, dès lors que l’on admet que des résidus d’activité d’une ICPE (pneumatiques) peuvent devenir des déchets, le Maire est également compétent.

Il demeure à trancher la question de savoir si les deux pouvoirs respectifs du préfet (police des ICPE) et du maire (police des déchets) ne peuvent pas s’appliquer concurremment ?

En effet, on sait que le pouvoir de police du préfet s’exerce sur l’installation 30 ans après la cessation régulière d’activité (L. 152-1 C. Env), peu importe que l’installation ait cessé de fonctionner (CE, 11 avr. 1986, no 62 234,  Min. de l’environnement c/ Sté des produits chimiques Ugine-Kuhlman) ou que l’installation ait fonctionné sans autorisation (CAA Paris, 5 nov. 1991, no 90PA00331,  Secrétaire d’État auprès du Premier ministre chargé de l’environnement c/ Sté Saint-Yves).

3 – Différence entre un ‘propriétaire’ et un ‘détenteur’ de déchets

Le Code de l’Environnement rend responsable de l’élimination des déchets tout producteur ou détenteur de ces déchets.

L’administration a pu assimiler le propriétaire du terrain au détenteur du déchet qui s’y trouve, de sorte que c’est le propriétaire du terrain sur lequel sont entreposés les déchets qui est tenu pour responsable de leur élimination.

La Cour Administrative d’Appel de BORDEAUX, dans son arrêt du 6 avril 2009, avait adopté une jurisprudence plus étroite en jugeant que la seule qualité de propriétaire d’un terrain sur lequel étaient entreposés des déchets, « en l’absence de tout acte d’appropriation portant sur ceux-ci », ne pouvait suffire pour conférer la qualité de détenteur au sens du Code de l’Environnement (article L.541-2) et, en tant que tel, en tant que responsable de l’élimination. En gros, le propriétaire du terrain n’est pas détenteur des déchets s’il n’en a pas accepté la garde (dépôt sauvage par exemple).

Le Conseil d’État annule l’arrêt de la Cour sur ce point en jugeant, sous forme de principe, que le propriétaire d’un terrain sur lequel ont été entreposés des déchets peut : « en l’absence de détenteur connu de ces déchets, être regardé comme leur détenteur au sens de l’article L.541-2 du Code de l’Environnement, notamment s’il a fait preuve de négligence à l’égard d’abandon sur son terrain ».

En d’autres termes, le Conseil d’État distingue la qualité de propriétaire et celle de détenteur :

– Si un détenteur des déchets est connu, c’est à lui d’assumer l’obligation d’élimination des déchets. Tel serait le cas si le terrain était, par exemple, loué par un tiers qui soit à l’origine de l’entreposage de déchets sur ce terrain et que la personne morale continue d’exister (mais, dans ce cas, cette personne morale serait le dernier exploitant de l’ICPE et ce serait donc au préfet d’agir…) ;

– S’il n’existe plus aucun détenteur connu des déchets, le propriétaire du terrain sur lequel ont été entreposés les déchets peut être regardé comme leur détenteur dans certaines circonstances : Tel est le cas du propriétaire qui a fait preuve de négligence à l’égard d’abandon de déchets sur son terrain. Dans ce cas, il peut être considéré comme leur détenteur.

En effet, en l’espèce, on constate que la société WATTELEZ et les consorts WATTELEZ, propriétaires des terrains concernés, étaient originellement les exploitants de l’usine de régénération de caoutchouc. On peut considérer que cette circonstance a joué dans l’arrêt du Conseil d’État du 26 juillet 2011, dans la mesure où la société WATTELEZ n’est pas un propriétaire « innocent » et sans lien avec l’origine de la situation.

4. Conclusion

En définitive, le Conseil d’État annule l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel de BORDEAUX et renvoie l’affaire devant la même Cour afin d’être tranchée une nouvelle fois au motif que les requérants, en leur seule qualité de propriétaires du terrain sur lequel ont été entreposés les pneumatiques, peuvent bien être tenus de l’obligation d’élimination de ces déchets dès lors qu’ils ont fait preuve de négligence à l’égard de leur abandon.

L’arrêt de la Cour Administrative d’Appel de BORDEAUX ainsi que l’arrêté initial du maire de la commune de PALAIS-SUR-VIENNE sont, en revanche, confirmés s’agissant de la possibilité offerte à un maire de s’appuyer sur la législation des déchets pour assurer la dépollution d’un terrain ayant initialement accueilli une installation classée pour la protection de l’environnement.

Là encore, c’est ce point de droit qui risque de soulever le plus d’interrogations juridiques :

 – les législations ICPE et Déchets peuvent elles s’appliquer concurremment ?

– à partir de combien d’années un ex-site ICPE devenu « orphelin » en raison de la disparition du dernier exploitant peut-il être soumis à la législation des Déchets ?

– le pouvoir offert à l’autorité compétente en matière de déchets (le maire) peut-il être exercé en cas de stockage de déchets en sous-sol sans que cela ait entraîné une pollution objective ? (cuve d’hydrocarbures restée intègre par ex)

– dans quelles circonstances un propriétaire peut-il être considéré comme ayant fait preuve de « négligence » à l’égard d’abandon de déchets sur son terrain ?

 Dans ce dernier cas, on pense immédiatement aux nombreuses décharges sauvages, parfois exploitées sur des terrains municipaux, au vu et au su de la collectivité publique pendant plusieurs décennies.

Le maire devra-t-il alors se prescrire à lui-même, sur le fondement de la législation des Déchets, l’obligation d’assurer l’élimination des matériaux enfouis (abandonnés et donc qualifiables de déchets), aux frais de la commune (et donc du contribuable) ? En cas d’inertie, un administré ou une association pourront-ils obtenir du juge qu’il fasse injonction à un Maire de faire usage de ces pouvoirs de police contre sa propre commune ?

Les effets dominos (ou boomerang ou encore pervers selon les points de vue) de cet arrêt du Conseil d’état risquent d’être nombreux.

Carl ENCKELL – CE, 26 juillet 2011, Cne de Palais-Sur-Vienne.pdf

 

Contrefaçon et concurrence déloyale de Facebook : la Cour de cassation confirme la double condamnation de « Fuckbook »

Contrefaçon et concurrence déloyale de Facebook : la Cour de cassation confirme la double condamnation de « Fuckbook »

Le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle jouit d’un monopole d’exploitation lui permettant de s’opposer aux pratiques des tiers.

Le droit des marques confère cette protection notamment par le biais de l’action en contrefaçon (civile) permettant d’engager la responsabilité de celui qui se livre à l’une des atteintes énumérées (article L.716-4 du Code de propriété intellectuelle).

Une autre action, dite en concurrence déloyale (article 1240 et 1241 du Code civil), permet d’engager la responsabilité de celui dont le comportement s’inscrit en violation des règles du commerce, et ce en dehors de tout droit privatif.

Alors que le commerce de contrefaçon dans le monde atteint 467 Md$ (rapport de l’OCDE sur la situation mondiale du commerce de contrefaçon), les titulaires de droits intellectuels s’étant livrés à de réels investissements, s’interrogent sur les actions à conduire afin d’obtenir des sanctions, si possible lourdes et dissuasives.

Les titulaires des droits intellectuels peuvent-ils envisager le cumul de l’action en contrefaçon et de l’action en concurrence déloyale ?

C’est à cette question que répond la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 26 mars 2025 (Com. 26 mars 2025, FS-B, n° 23-13.589).

En l’espèce, la société Cargo Media AG exploite un site de rencontres pour adultes à caractère sexuel dénommé « Fuckbook ». Dans ce cadre, elle a acquis deux noms de domaine (« fuckbook.xxx » et « fuckbook.com »). Invoquant l’atteinte à ses droits, la célèbre société Meta Platforms Inc. (anciennement Facebook Inc.) invoque l’atteinte à ses marques renommées, la contrefaçon de marques (verbales et figuratives) ainsi qu’une concurrence déloyale.

La Cour d’appel de Paris (Paris, 28 octobre 2022) a fait droit aux demandes de la société Meta Platforms Inc. en retenant l’atteinte à la renommée des marques, prononce des mesures d’interdiction et condamne la société Cargo Media AG au paiement de dommages et intérêts.

Suite à un pourvoi formé par la société Cargo Media AG, la Cour de cassation a confirmé – par son arrêt du 26 mars 2025 – le raisonnement des juges du fond.

Le premier moyen de la société Cargo Media AG portait sur la détermination du public de référence. Elle remettait en cause la détermination du public choisi pour apprécier le risque de confusion (critère essentiel pour la qualification de contrefaçon). Elle soutenait qu’il ne pouvait s’agir du « public qui utilise les réseaux sociaux » et qu’il convenait de se livrer à une détermination plus précise.

À cet argument, qui « ne tend qu’à remettre en cause l’appréciation des juges du fond », la Cour répond négativement : le public de référence – à l’appui duquel il convient d’apprécier le risque de confusion entre les marques en cause et le signe « Fuckbook » – est un public qui se confond dans la catégorie plus large du « public des services du réseau social « Facebook ».

Le public de référence peut donc être un public particulier qui entre dans une catégorie plus large. Partant de ces constatations, le risque de confusion et le risque de confusion sont confirmés.

Le second moyen de la société Cargo Media AG portait sur le cumul entre la contrefaçon et la concurrence déloyale. Elle affirmait qu’en l’espèce, un tel cumul était impossible en raison de l’absence de constatation de faits distincts de ceux à l’appui desquels avait été prononcée la contrefaçon.

C’est sur l’appréciation de ces faits distincts que réside le cœur de l’arrêt commenté.

Rompant avec le raisonnement du tribunal judiciaire, les juges de la Cour d’appel de Paris avaient en effet considéré que « les atteintes au nom commercial Facebook et au nom de domaine facebook.com constituent des faits distincts de concurrence déloyale, s’agissant de sanctionner un comportement fautif différent ».

Pour arbitrer de point, la Haute juridiction fait référence à sa jurisprudence antérieure. Les deux actions sont cumulables à condition que la concurrence déloyale résulte de faits distincts de ceux retenus pour la contrefaçon. Toutefois, il ne faut pas confondre faits distincts et faits matériels. En effet, un seul fait matériel peut caractériser des faits distincts « s’il porte atteinte à des droits de nature différente ». En l’espèce, le nom commercial et le nom de domaine se distinguent des droits détenus sur une marque. Dès lors, lorsque s’illustre un risque de confusion, les deux actions peuvent être cumulées puisqu’elles reposent sur des faits distincts (à entendre au sens de conséquences distinctes). La Cour d’appel avait retenu un tel risque résultant de la création, l’esprit du public de référence, d’une impression de continuité économique entre les deux entités. 

La dernière étape du raisonnement de la Cour porte sur la conséquence attachée à ce cumul. Elle affirme, « la victime peut obtenir, au titre de la concurrence déloyale, la réparation du préjudice distinct né de l’atteinte à la distinctivité de ses signes d’identification, tels le nom commercial ou le nom de domaine, seulement si le préjudice n’est pas déjà réparé au titre de la contrefaçon ». Pour que le cumul soit prononcé, il faut donc caractériser des préjudices distincts.

Retenons donc le possible cumul des sanctions, favorable aux titulaires de droit de propriété intellectuelle. L’arrêt s’illustre également par l’encadrement de cette possibilité, permettant d’éviter de tordre la règle non bis in idem.

La représentation artistique d’une marque de renommée à des fin d’auto-promotion est une contrefaçon (TJ Paris, 2 avr. 2025, n° 23/04114)

La représentation artistique d’une marque de renommée à des fin d’auto-promotion est une contrefaçon (TJ Paris, 2 avr. 2025, n° 23/04114)

Le droit de la propriété intellectuelle octroi à son bénéficiaire un droit exclusif d’exploitation en vertu duquel il peut s’opposer aux agissements des tiers. Cependant, des limitations au droit de propriété existent en droit des marques , même dument enregistrées (L.713-1 du Code de la propriété intellectuelle), par exemple lorsque le produit revêtu de la marque a fait l’objet d’un épuisement des droits – c’est-à-dire lorsque la première vente ou mise en circulation dans l’UE/EEE a été autorisée par le titulaire des droits – ou lorsque l’utilisation litigieuse n’a pas lieu dans la vie des affaires (CJCE, n° C-206/01, Arrêt de la Cour, Arsenal Football Club plc contre Matthew Reed, 12 novembre 2002).

Naturellement, la coexistence entre le droit privatif et les tiers conduit à des litiges quant à la juste articulation des droits de chacun. Les marques de renommée ne sont pas exemptées, d’autant que leur protection se distingue en ce qu’elle dépasse le principe de spécialité. En effet, elles jouissent d’une protection qui dépasse les produits et services pour lesquels elles sont déposées. La liberté d’expression apparaît alors comme un droit légitimement opposé.

La liberté d’expression peut-elle limiter le droit exclusif conféré au titulaire d’une marque enregistrée ?

À de nombreuses reprises, les juges du fond se sont prononcés sur l’articulation entre le droit des marques et la liberté d’expression des tiers. Citons par exemple, la possible qualification d’atteinte à la marque en cas de caricature de marques lorsque les agissements du tiers rendent compte d’une volonté d’« exploiter l’impact » de la marque déposée (TGI Paris, 4 oct. 1996) ou d’« user de la caricature et de la parodie, non pas uniquement pour railler ou faire sourire, mais aussi dans l’intention essentiellement commerciale de profiter des marques déposées pour vendre son propre produit (…) » (Paris, 9 sept. 1998). La liberté d’expression se voit alors écartée lorsque la caricature est détournée pour profiter indûment de la notoriété de la marque en cause.

Quid de la liberté d’expression artistique ? L’utilisation de la marque de renommée dans une démarche artistique fait-elle obstacle à la revendication d’actes de contrefaçon ?

C’est sur cette question que s’est prononcé le Tribunal judiciaire de Paris, le 2 avril 2025. En l’espèce, un artiste a représenté des montres Rolex dans ses œuvres, en conservant certains éléments des marques en cause, tout en modifiant le fond du cadran pour y intégrer des créations personnelles inspirées du Pop Art.

Les sociétés Rolex ont revendiqué la renommée de leurs marques – en s’appuyant notamment sur « plusieurs sondages et enquêtes de notoriété » qui placent les marques en cause parmi les plus réputées au monde – et estiment qu’il s’agit d’utilisations sans autorisation à des fins économiques (utilisation dans un clip promotionnel, diffusion sur les réseaux sociaux…). Les sociétés ROLEX ont affirmé que l’exploitation donne « l’impression d’un lien contractuel » dont il résulte une altération du « caractère distinctif de leurs marques », c’est-à-dire que l’usage artistique brouille l’image de la marque : le public ne l’associe plus uniquement à Rolex.

En réponse, l’artiste a contesée la renommée de l’ensemble des marques invoquées et affirmé que la démarche artistique faisait obstacle à ce que les sociétés Rolex revendiquent des actes de contrefaçon, « d’autant qu’aucun profit tiré de la renommée de ces marques, ni impact sur le comportement économique des consommateurs n’a été démontré ».

Après avoir rappelé la définition de la marque de renommée et ses critères d’appréciation, le Tribunal judiciaire de Paris s’est livré à un arbitrage.

D’une part, les juges du fond retiennent la renommée de certaines marques de la société Rolex : « Au vu de ces éléments, l’importance du budget publicitaire sur plusieurs années, le référencement de la marque dans la presse française, l’existence de sondages et enquêtes de notoriété, l’usage dans le temps et son étendue géographique, les sociétés Rolex démontrent la renommée de leurs marques n° 976721, n° 1355807 et n° 476371 ». Les juges du fond se livrent ainsi à une appréciation rigoureuse de la renommée et rappellent qu’« En effet, c’est uniquement les marques « Rolex » et son logo à la couronne qui jouissent d’une grande notoriété » puisque « Le dépôt de plusieurs marques concernant ces signes ne peut à lui seul caractériser leur renommée ». La démonstration de la renommée apparaît comme une étape cruciale dans la recherche de l’équilibre convoité.

D’autre part, s’agissant de la liberté d’expression, les juges du fond rappellent que la directive 2015/2436 permet de considérer que l’usage d’une marque fait par des tiers à des fins d’expression artistique est loyal lorsque celui-ci est conforme aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale. Or, tel n’est pas le cas lorsque l’usage de la marque « dépasse les usages loyaux en matière industrielle et commerciale » c’est-à-dire lorsque « l’identification de la marque sert un objectif d’auto-promotion ». En effet, les marques renommées des sociétés Rolex ont été utilisées à plusieurs reprises – parfois associées au terme « Watch » – dans un clip vidéo, sur les réseaux sociaux etc… Indéniablement, cela a participé à la création d’une impression d’un lien commercial entre les marques des sociétés Rolex et les œuvres de l’artiste, le public pertinent étant celui des amateurs de montres de luxe.

Partant de ces considérations, le Tribunal judiciaire de Paris a retenu l’atteinte à la renommée des marques en cause, condamné l’artiste pour parasitisme et ordonné notamment l’interdiction de l’usage des signes « Rolex » et le retrait de ces signes dans la vidéo promotionnelle ainsi que dans les messages sur les réseaux sociaux. La création du lien commercial a conduit à une dilution et une banalisation desdites marques.

Les juges du fond participent ainsi à la protection du droit des marques et des investissements réalisés. Il en résulte que la liberté d’expression artistique ne peut primer sur le droit des marques qu’à des conditions strictes. Dès lors, la preuve de la renommée et l’existence d’un usage déloyal sont des prérequis essentiels à l’éviction de cette liberté.

La marque de renommée est de nature à faire obstacle à la liberté d’expression artistique à la condition que la preuve de ladite renommée soit apportée et que l’usage du tiers ne soit un usage honnête conformément à la directive 2015/2436. De telles conditions sont réunies lorsque l’artiste utilise de façon déloyale la notoriété de la marque pour son auto-promotion.

Preuve d’une contrefaçon : le PV de constat d’achat établi avec un stagiaire est valable (Cour de cassation)

Preuve d’une contrefaçon : le PV de constat d’achat établi avec un stagiaire est valable (Cour de cassation)

La défense d’un dessin ou modèle de valise conduit la Cour de cassation, réunie en Chambre mixte, à rendre une solution remarquable. La Haute juridiction précise les conditions de validité d’un procès-verbal de constat d’achat établi après l’intervention d’un stagiaire du requérant.

L’article L.716-7 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « La contrefaçon peut être prouvée par tous moyens ». Parmi les options ouvertes aux titulaires des droits de propriété intellectuelle, se trouve le constat d’achat, mesure probatoire de droit commun. Cette mesure conduit à l’intervention d’une commissaire de justice (anciennement huissier de justice) qui, à la suite d’un achat, réalise un procès-verbal. Elle permet de rendre compte d’une offre faite au public de produits présumés contrefaisants. Contrairement à la saisie- contrefaçon, aucune ordonnance judiciaire n’est nécessaire.

En dépit de cette facilité d’apparence, de nombreuses règles encadrent la mise en œuvre de ladite mesure probatoire et sa validité. En effet, « les huissiers de justice peuvent (…) effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter » (rappel au considérant 7 de l’arrêt commenté) – au risque d’une requalification en saisie-contrefaçon déguisée et d’une annulation pour ce motif (Paris, 23 septembre 1998 : PIBD III, p. 79)- et, il « n’est pas autorisé à pénétrer dans un lieu privé, même ouvert au public, tel qu’un magasin, pour y recueillir des preuves au bénéfice de son mandant et, en particulier, y faire un achat, sans décliner préalablement sa qualité» (rappel au considérant 8 de l’arrêt commenté).

Pour réaliser l’achat qui précède le procès-verbal de constat d’achat, le Commissaire de Justice peut recourir à la méthode dite du « tiers acheteur » consistant à « solliciter un tiers, qui n’a pas la qualité d’officier public, afin qu’il pénètre dans un tel lieu pour y faire un achat, et, ensuite, relater les faits de ce tiers qu’il a personnellement constatés, se faire par lui remettre toute marchandise en sa possession à la sortie du magasin (…) » (rappel au considérant 9 de l’arrêt commenté).

Qui est ce tiers ? Peut-il s’agir du stagiaire du cabinet d’avocat chargé de la défense du requérant ? Si oui, à quelles conditions peut-il intervenir dans le constat sans que sa participation ne conduise à la nullité du procès-verbal réalisé par le Commissaire de Justice ?

La réponse est apportée par la Cour de cassation dans l’arrêt rendu le 12 mai 2025 (Cour de cassation, Chambre mixte, Pourvoi n° 22-20.739), après un renvoi de l’examen du pourvoi.

En l’espèce, la société Rimowa GmbH – ayant pour activité la fabrication et la commercialisation de produits de bagagerie en aluminium et polycarbonate – est titulaire de droits de propriété intellectuelle sur un dessin et modèle de valises (via la protection résultant des dessins et modèles). Or, en 2016, elle observe que la société HP Design commercialisait, sous la marque « Bill Tornade » des valises, considérées par elle comme contrefaisant le modèle « Limbo Multiwheel », puisque reproduisant ses caractéristiques originales. Partant, l’avocat de la société Rimowa a sollicité un constat d’achat lequel a été consigné par procès-verbal d’huissier de justice.

En novembre 2016, elle a assigné la société HP Design et une société tierce Intersod (qui exploitait la marque « Bill Tornade »). La Cour d’appel avait fait droit aux demandes de la société Rimowa GmbH en déclarant valable le procès-verbal de constat d’achat et en condamnant in solidum les sociétés HP Design et Intersod à indemniserla société Rimowa au titre d’actes de contrefaçon et de concurrence déloyale. Un pourvoi en cassation est alors formé, la société Intersod considérant que « le principe de loyauté de l’administration de la preuve et le droit au procès équitable (…) » imposent que le tiers qui réalise l’achat « soit indépendant de la partie requérante » ce qui n’est pas le cas du stagiaire au cabinet d’avocat de la requérante. Pour la société demanderesse, l’appréciation de l’indépendance dudit tiers n’impose pas «  de s’interroger sur l’existence d’un stratagème imputable à la partie requérante ».

Confirmant le raisonnement des juges du fond sur ce point, la Cour de cassation réfute l’analyse de la société demanderesse. Pour la Cour « Il y a lieu de juger désormais que l’absence de garanties suffisantes d’indépendance du tiers acheteur à l’égard du requérant n’est pas de nature à entraîner la nullité du constat d’achat. » (considérant 18 de l’arrêt commenté). Le stagiaire, placé dans une situation de dépendance – puisque soumis à un lien de subordination vis-à-vis du cabinet du requérant – ne pouvait être considéré comme un tiers indépendant, mais cela n’a pas suffi à entraîner la nullité du procès-verbal. Désormais, la seule absence d’indépendance du tiers acheteur ne suffit plus à justifier l’annulation du procès-verbal.

Pour la Cour de cassation, ce sont les conditions de réalisation du procès-verbal qui permettent d’apprécier sa validité. En effet, elle affirme « il appartient au juge d’apprécier si, au vu de l’ensemble des éléments qui lui sont soumis, ce défaut d’indépendance affecte la valeur probante du constat» (considérant 18 de l’arrêt commenté). Or, en l’espèce, l’intensité du contrôle exercé par le Commissaire de Justice (description précise de la mise en œuvre traduisant une vérification minutieuse et un encadrement du stagiaire – qui entre sans sac puis lui remet aussitôt la valise et la facture) et l’absence de déloyauté (mention de l’identité et de la qualité du tiers acheteur dans le procès-verbal ainsi que l’absence de démonstration d’un quelconque stratagème) conduisent la Cour à considérer que le défaut d’indépendance n’affecte pas le caractère objectif des constatations du procès-verbal.

Observons que le positionnement de la Haute juridiction est marqué par une volonté assumée de prendre en considération les « divergences d’application parmi les juges du fond et des critiques de la part de la doctrine et de praticiens, qui ont souligné sa rigueur excessive » (considérant 12 de l’arrêt commenté).

Toutes ces circonstances particulières justifient cet arrêt remarquable, qui apparaît comme un revirement d’arrêts antérieurs tel que celui rendu huit ans plus tôt (Civ. 1re, 25 janv. 2017, F-P+B, n° 15-25.210).

Enfin, ajoutons qu’en l’espèce, la Cour de cassation vient également sanctionner les juges du fond quant à la qualification de concurrence déloyale. En effet, « En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser des faits distincts portant atteinte à des droits de nature différente de ceux dont la méconnaissance a été réparée sur le fondement de l’action en contrefaçon, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision. » (considérant 33 de l’arrêt commenté).

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